« Qui défie le sable récolte l’ouragan, qui courtise le sable devient l’enfant de lumière. »
Au bord du Golfe du Lion, un demi-siècle après la Mission Racine, l’avertissement de Jean Joubert1
sonne toujours aussi juste face à une gouvernance littorale faite de juxtapositions de compétences expertes mais parcellisées, et bien souvent aveugles aux phénomènes naturels inéluctables qui s’annoncent.
Quels peuvent être les secrets de cet adage sinon de regarder le littoral méditerranéen avec son épaisseur paysagère sur un temps long, en dépassant les approches sectorielles et les intérêts particuliers divergents ?
D’abord, un des fondements de toute approche consiste à ne pas oublier la profondeur de l’histoire de nos côtes, bien plus ancienne que celle de notre humanité.
« On aurait tort de ne pas s’en souvenir. (…) Le littoral a joué un rôle essentiel dans l’émergence de la vie sur les continents. Nous sommes une image de l’eau saumâtre estuarienne, et la physiologie de l’humain raconte l’histoire de la sortie de l’océan, il y a quelques 450 millions d’années !»2
Les anciens tracés de la mer Méditerranée se lisent à l’intérieur des terres, bien au-delà du rétro-littoral. Et les débordements d’eau lors des inondations cévenoles devraient rafraîchir les mémoires ?
Cet article était un “Manifeste issu de mon Projet de Fin d’Etude de formation AUE présenté à l’École Nationale des Ponts et Chaussée en juillet 2018”
Jean Joubert souligne ainsi le danger de sous-estimer l’autonomie et la mobilité du littoral. La seule constante de toutes les mers, est son mouvement perpétuel s’opposant de force à la convoitise anthropique du littoral. Cependant, toute tentative de déstabilisation de la souveraineté du domaine public maritime naturel se heurte à l’arsenal de protection juridique, le rendant imprescriptible depuis un édit du XVIIe siècle de Colbert et, inaliénable, par le code en vigueur portant sur la propriété des personnes publiques.
Au-delà de cet enseignement du passé, le roman « L’homme des sables » est le reflet d’une société littorale qui s’est longtemps tenue à distance des côtes avant de les conquérir à renfort de remblais … et d’aspersion d’insecticides. Avec une accélération sans précédent, l’homme a domestiqué le littoral, le complexifiant et le fragilisant. « Le tourisme imprime une marque profonde sur l’espace. La plus évidente résulte de l’urbanisation des sites des stations balnéaires » .4
Mais aujourd’hui, face au changement climatique et à l’empreinte écologique grandissante de nos modes de vie, le manque de vision globale pour l’avenir du Golfe du Lion fait défaut.
« Ainsi, depuis l’antiquité, on peut évoquer une sorte de « course à la mer » et une nécessaire adaptation aux changements naturels parfois accélérés par l’intervention humaine et une occupation du littoral toujours plus dense » .5
Entre temps, les questions dépassent les aspects techniques de la gestion immédiate de la défense contre l’érosion et appellent à un discernement subtil, comme se plonger dans les adaptations socio-économiques et l’acceptabilité de leurs mises en œuvre :
Comment préserver le riche héritage des deux cent vingt km de l’écosystème côtier languedocien ?
Et comment faire fructifier en même temps son potentiel créatif ?
Quels scénarios crédibles de repli peuvent être proposés aux propriétaires de terrains, de campings ou de bâtis menacés par le recul du trait de côte ?
Dans l’attente d’un éventuel financement peuvent-ils rester indéfiniment en première ligne ?
Que faire pour laisser émerger les initiatives intelligentes et cultiver les solutions résilientes ?
Comment alléger l’inertie et les effets de cisaillement des ateliers littoraux dont les délais de réflexion pèsent sur les délais d’action ?
Alors, n’en déplaise aux groupes de pression tentés par des privatisations balnéaires,
n’en déplaise aux passionnés de nouvelles pratiques de bord de mer excluant leurs voisins,
n’en déplaise aux gestionnaires locaux convaincus de leur approche défensive,
n’en déplaise aux bureaux nationaux éloignés des territoires,
n’en déplaise aux associations écologistes peu enclins à partager leur coin de nature,
n’en déplaise aux spécialistes propriétaires d’informations exclusives,
n’en déplaise aux acteurs de l’économie touristique obnubilés par le rendement à court terme au nom duquel tout est permis,
n’en déplaise aux consommateurs ou utilisateurs polluants des routes maritimes,
n’en déplaise à tous ceux ayant osés penser un jour « Le littoral, c’est moi ! »,
au bord de la Méditerranée, la plage est un espace public et par définition, « le littoral n’appartient à personne ! »
« La nature tend à reprendre ses droits. Tant mieux ! Heureusement, les gouvernances changent. » 6
Devant les incertitudes sur la récurrence de ces aléas et les conséquences de la décentralisation, l’interrogation sur les modes de gestion du littoral devient légitime.
De vastes secteurs de plages héraultaises, sableuses et de basse altimétrie, sont désormais si vulnérables aux risques d’érosion et de submersion marine que les collectivités territoriales appuyées par l’État doivent reconsidérer l’urbanisation littorale en cours et à venir.
Parce qu’en effet, on a plus le temps d’attendre. L’ère anthropocène continue son avancée. La terre est tributaire de la biodiversité marine et conjointement la cause de 80% de sa pollution !
« Les aménagements d’hier ne répondent plus aux attentes d’aujourd’hui », là est l’opportunité pour rebondir et rendre « l’imagination au pouvoir de la nuit des idées ».7
L’Acte II de la Mission Racine ne pourra pas prendre la même forme que la précédente. Expérimenter, durcir les critères environnementaux, rendre ses droits à la nature, recomposer ? En tout cas, agir face à l’impétuosité du dérèglement climatique :
« En mettant autour de la table les compétences des acteurs politiques, des institutionnels, des scientifiques, mais aussi des habitants des territoires. Coopérer avec ceux qui vivent et qui travaillent ici, être à l’écoute des savoirs du terrain… c’est une révolution pour les experts ! »8
Inventons une forme de dialogue inversé : que la mobilité du trait de côte soit génératrice du projet avec les habitants auteurs du programme.
Il faut aller au-delà « d’un atelier de plus », dépasser l’effet stérile d’une concertation de surface, viser l’implication des acteurs et l’intégration de tous les moteurs.
Quels moyens pour accompagner cette dynamique de coproduction et d’assistance aux maîtrises d’ouvrage ? L’agilité d’une structure pluridisciplinaire, légère et temporaire serait idoine dans un tiers lieu décentralisé, partagé et ouvert aux initiatives.
Une équipe avec une légitimité interministérielle, un statut national, un lien avec les coopérations européennes et les gouvernances locales, qui puisse construire des partenariats avec les chercheurs universitaires, lancer des études sur les territoires en projet, et convoquer une réponse fusionnée des experts.
Évidemment, un budget sera nécessaire mais quand il s’agit de porter des idées partagées à l’instar d’« Imaginer le littoral de demain »9
jusqu’à leur concrétisation dans un temps crédible, les témoignages d’alliances apparaissent.
Ce type de structure existe déjà en Allemagne sous la forme des IBA : « Internationale BauAustellung »10
qui servent de garantie à des projets de développement thématique tout en répondant à des problématiques concrètes et localisées. Les IBA ont à leurs actifs, le logement social « Neubau & AltBau » à Berlin, la centaine de projets de l’Emsher Park industriel du Dreieck Ruhr, la liaison sur l’Elbe à Hambourg, la « Wissenshafft Stadt » ville du savoir à Heidelberg, en intégrant à chaque fois de façon transversale, des sujets connexes comme la production d’énergies renouvelables, le paysage, les transports, la place de l’Université dans les villes, etc…
Une IBA est un outil permettant d’exposer, sur une longue durée et en plein air, des concepts innovants en matière d’architecture ou de génie urbain puis de les tester au nom des commanditaires locaux engagés dans la démarche.
- « L’homme de sable », de Jean Joubert, Poète languedocien, romancier et auteur, couronné du prix Renaudot en 1975 ↩
- « L’évolution de la biodiversité et le rôle du littoral », article publié par Sud-Ouest, le 02//11/18, de Gilles Boeuf, biologiste, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, Sorbonne Université, Laboratoire Arago, Banyuls-sur- mer, et président du conseil scientifique de l’Agence Française pour la Biodiversité. ↩
- Notice de la carte géologique d’Agde, 1975, Jean Barrière, ingénieur-pédologue, et Jean Vogt, ingénieur-géologue au BRGM ↩
- « Tourisme et littoral aquitain », Laborde Pierre, 1998 ↩
- Revue « Le Patrimoine, Histoire, culture et création d’Occitanie », n°52, printemps 2018, Corinne Sanchez ↩
- Traduction de « The State of the Delta, Engineering, urban development and nation building in the Netherlands», Han Meyer, Editions Vantilt, TU Delft, 2017 ↩
- « L’Imagination au pouvoir », Slogan de Mai 68, édité pour la 1ère fois par Éric Losfeld au Terrain vague, 1968 ↩
- Colloque « La mer monte. Quel littoral pour demain ? A la rencontre des acteurs et des chercheurs de la Méditerranée », Agde, Alexandre Brun, juin 2018 ↩
- « Imaginer le littoral de demain » est un appel à idées citoyen organisé par Mireille Guignard, AUE au sein du PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture), dans la suite des travaux du comité national de gestion intégrée du trait de côte. ↩
- IBA : « Internationale Bau Austellung traduit par « Exposition Internationale de Construction » et assimilé à des expositions universelles thématisées, localisées, contextualisées et limitées dans le temps. ↩
- Histoire des IBAs extrait du site internet de l’IBA Heidelberg dirigé par le professeur Michael Braum : https://www.open-iba.de ↩
- Selon l’IAU : Institut d’aménagement et d’urbanisme en région Île-de-France, fondation reconnue d’utilité publique ↩